Indivisibilité des droits de l’homme
Malgré le principe de l’indivisibilité des droits de l’homme proclamé à maintes reprises par les États et les institutions onusiennes depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, les droits économiques, sociaux et culturels (« droits ESC ») ont longtemps fait figure de parents pauvres des droits de l’homme. Les principaux arguments invoqués au soutien de cette sous-reconnaissance des DESC ont principalement porté sur leur imprécision normative et leur caractère programmatique. Depuis une vingtaine d’années, les DESC connaissent toutefois des développements importants qui contribuent à affirmer leur statut juridique. Pensons à l’important travail normatif effectué par le Comité des DESC (ci-après le « CDESC »), à certaines décisions des institutions régionales africaines et américaines et à la constitutionnalisation des DESC dans de nombreux pays du monde, tels l’Afrique du Sud, la Bolivie et le Vénézuela. Ces étapes marquantes dans la généalogie des DESC ont été couronnées, en 2008, par l’adoption du Protocole additionnel au Pacte international relatif aux DESC (ci-après le « Protocole »), aux termes de 18 ans de travaux. Ce Protocole établit une procédure de communications individuelles pour les particuliers et groupe de particuliers victimes de violations de leurs DESC.
Alors que le Canada et le Québec continuent d’entretenir une vision dichotomique des droits de l’homme, il nous semble pertinent de s’interroger sur l’effectivité attendue du Protocole, et plus généralement de la justiciabilité des DESC, en leur sein. Aux fins de cette réflexion, nous entendons par effectivité attendue « l’effectivité telle qu’elle se présente dans l’esprit de l’auteur du droit […] de faits que l’on peut décrypter par l’analyse du discours écrit ou oral de l’auteur du droit, ou de gestes posés par lui, voire de ses silences » (Rocher, 1998).
Les positions affichées par le Canada tout au long des travaux préparatoires du Protocole ainsi que l’état de la jurisprudence relativement aux DESC nous poussent à croire qu’il serait plus adéquat de parler ici d’ineffectivité attendue. Pour l’heure il semble difficile de croire que le Canada puisse passer outre sa principale réserve et adhérer au Protocole. Et ce même si cette réserve, qui concerne la nature progressive des DESC et le fait qu’ils soient réalisables au « au maximum des ressources disponibles » soit de moins en moins justifiée au plan juridique. Selon le Canada, le fait qu’une instance quasi-judiciaire internationale puisse émettre des constatations et recommandations dans le cadre de l’examen de communication individuelle, risque d’entraîner des empiètements sur sa souveraineté et de limiter ses pouvoirs discrétionnaires. Or, la formulation finale de l’article 8, par. 4 du Protocole vise justement à préciser le critère d’évaluation des mesures étatiques en introduisant le principe du caractère raisonnable et en reconnaissant la discrétion de l’État en cette matière. Il faut croire que ces balises textuelles ne sont pas suffisantes pour le Canada puisque ce dernier n’a toujours pas signé, malgré ce texte, le Protocole.
L’État actuel du droit interne en matière de DESC est aussi révélateur d’une ineffectivité attendue. Sur cette base, il est loisible de croire que le Canada refusera de signer et de ratifier le Protocole tant et aussi longtemps que son droit n’aura été harmonisé aux prescriptions de justiciabilité requises par le droit international. À ce titre, il faudrait que les avocats représentant le Canada ou le Québec dans des affaires impliquant des DESC plaident autre chose que le caractère strictement symbolique des DESC et leur nature non juridique, ce qu’ils ont plutôt fait jusqu’ici. Il faudrait également que les avocats et les juges acceptent l’idée que la justiciabilité des DESC n’est pas synonyme d’empiètement du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif ou du moins que cela ne l’est pas plus fortement pour les DESC que cela ne l’est déjà pour les droits civils et politiques.
Doit-on comprendre de ce qui précède que le Canada et ses tribunaux sont complètement hermétiques aux avancées importantes qui marquent le domaine des DESC à travers le monde ? La réponse à cette question est en partie affirmative. Certains faits nous laissent toutefois croire qu’une percée de la justiciabilité des DESC est possible. Il s’agit tout d’abord de la pro-activité des organisations non gouvernementales (« ONG »), telles la Ligue des droits et libertés et Amnistie Internationale, en matière de DESC, capable de mobiliser l’opinion publique et d’influencer le gouvernement en faveur de la signature et de la ratification du Protocole. Il s’agit peut-être aussi de la décision Chaoulli qui bien qu’insatisfaisante dans sa conceptualisation du droit à la santé (on pourrait même y voir plutôt une atteinte au droit à la santé de la collectivité, et notamment des personnes les plus vulnérables, formalisée par le plus haut tribunal du pays), a permis un débat sur la base indirecte du droit à la santé dans le cadre de l’arène judiciaire.
L’analyse de l’effectivité requiert de dépasser le niveau des positions officielles pour tenter d’identifier ses vecteurs plus souterrains. Cette façon de faire nous laisse envisager des pistes de travail à développer dans l’objectif de rendre effectif le Protocole au Québec et au Canada. À ce titre, nous pensons à la formation des avocats sur les développements récents en matière de justiciabilité des DESC afin de faire pénétrer dans l’arène judiciaire des arguments susceptibles de faire évoluer le droit canadien. Nous pensons aussi, dans un contexte de droit comparé marqué par une créativité et une réceptivité à l’égard des DESC, à la force du transjudiciarisme qui, en favorisant le dialogue judicaire, peut contribuer à l’évolution du droit canadien. Dans tous les cas, nous croyons que l’absence de jurisprudence relative aux DESC laisse le terrain libre à ceux qui valorisent une hiérarchie entre les droits en entretenant des idées préconçues sur l’in-justiciabilité des DESC. En ce sens le développement d’un droit interne cohérent qui aurait l’avantage de démontrer que la réalisation progressive au maximum des ressources disponibles peut être compatible avec une justiciabilité respectueuse du partage des compétences pourrait contribuer à entraîner une effectivité du Protocole.
En tout état de cause, même si le Canada demeurait rivé à une intention d’ineffectivité du Protocole, il y a fort à parier que la force symbolique de cet instrument saura dépasser les mécanismes formels pour entraîner des effets sur les représentations qu’entretiennent les citoyens, les juristes et les parlementaires sur les DESC. L’effectivité passe bien souvent par des canaux diffus susceptibles de faire bifurquer les intentions initiales. Ces avenues méritent tout autant qu’on s’y attarde. C’est à l’analyse de tous ces enjeux que nous convie la présente réflexion.